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1L’« Europe » existe au moins depuis l’Antiquité, à la fois sur le plan mythologique (Europe, princesse phénicienne, fut arrachée à l’Asie par Zeus pour être conduite en Crète et inventer un nouveau continent) et économique (la Méditerranée a été l’espace d’échange naturel des civilisations européennes). La « communauté européenne » est un projet beaucoup plus récent, dont Victor Hugo a eu la géniale intuition dans son discours du 21 août 1849 appelant à des « États-Unis d’Europe » (« Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées »). C’est la tragédie des deux guerres mondiales, « guerres civiles européennes », qui imposera comme une nécessité, et non plus comme une possibilité, la construction européenne et qui la fera reposer sur l’intégration économique. C’est précisément cette intégration économique qui est en crise en ce début du xxi e siècle et qui menace l’ensemble du projet européen.

2 Certes, la Communauté économique européenne (CEE) et l’Union européenne (UE) sont nées de crises (respectivement la Seconde Guerre mondiale et la fin de la guerre froide), mais les crises européennes ne sont plus aujourd’hui ces moments cathartiques entre anciens ennemis qui essaient de construire dans l’urgence une paix durable en surmontant leurs désaccords fondamentaux. Elles sont devenues depuis dix ans le mode normal de gouvernement d’une Union toujours plus cacophonique qui ne progresse plus. Un constat, objectivement préoccupant et assez peu contestable, s’impose : cette intégration européenne par le chaos s’essouffle et un nombre croissant de citoyens s’en détournent.

La paix par le marché

3 L’Europe « vivante et organisée », inventée de concert par les Français Jean Monnet et Robert Schuman et proposée à l’Allemagne dans le discours du 9 mai 1950 (le 9 mai est devenu depuis une « fête » de l’Europe dont très peu de citoyens soupçonnent l’existence), repose tout entière sur un principe fondateur : mettre en commun les matières premières de la guerre pour la rendre matériellement impossible. La Communauté européenne du charbon et de l’acier ou CECA (18 avril 1851) est le premier pas de cette Europe économique en apparence, mais politique au premier chef. Schuman en est convaincu, « l’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait ». La déclaration du 9 mai 1950 est donc une déclaration d’interdépendance, comme la déclaration de 1776 fut pour les États-Unis vis-à-vis de la Couronne britannique une déclaration d’indépendance. Le traité de Rome instituant la Communauté économique européenne, signé le 25 mars 1957 entre l’Allemagne, la France, l’Italie et les trois États du Benelux (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg), généralise cette idée de la paix par l’échange, en promettant « une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » par l’élimination des « barrières qui divisent l’Europe ». Lui est adjoint le « second » traité de Rome, instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA) dite Euratom.

4 L’encadrement d’un État-nation trop porté sur la volonté de puissance et la guerre, sa domestication par les liens volontaires et souples de l’échange marchand, apparaît donc comme la quintessence du projet européen. D’emblée, l’Europe fut l’Europe économique. D’emblée, l’Europe exista par le fait et au nom d’un ensemble de règles communes édictées par les États membres pour contraindre leurs propres choix et construire, par le partage de la souveraineté, la prospérité dans la sécurité.

5 Les « barrières » qu’il fallait abattre entre les États européens étaient d’abord douanières, et ce fut l’objet du Marché commun, qui aboutit dès 1968 à la mise en place du tarif extérieur commun et d’une politique commerciale européenne qui remplace celle des États membres (la politique commerciale est ainsi une des plus anciennes politiques européennes avec la politique agricole commune).

6 Parallèlement, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE devenue depuis la Cour de justice de l’UE), pose, en février 1963 (arrêt Van Gend & Loos) et juillet 1964 (arrêt Costa contre ENEL), les principes de l’« effet direct » et de la « primauté » du droit européen sur le droit national. Un droit européen supérieur aux droits nationaux vient renforcer encore l’assise du grand marché européen.

7 Plus avant s’affirme dans les années 1970 un système de gouvernement inédit dans l’histoire et unique au monde, qui juxtapose la logique intergouvernementale et la logique fédérale, différencie les légitimités (la Commission incarne et défend l’intérêt général européen, le Conseil rassemble les États et le Parlement européen est l’enceinte des peuples) et partage les pouvoirs au lieu de les séparer (le pouvoir législatif est partagé entre le Parlement et le Conseil, le pouvoir exécutif par le Conseil et la Commission).

8 L’ordre institutionnel européen est parachevé par la ratification du traité de Maastricht qui entre en vigueur le 1er novembre 1993 et institue l’Union européenne. Celle-ci se constitue de trois « piliers » : les Communautés (CECA, CE, CEEA), la politique étrangère et de sécurité commune (la PESC), la coopération en matière de justice et d’affaires intérieures (JAI). À quoi s’ajoutent l’institution d’une citoyenneté européenne et le renforcement des pouvoirs du Parlement européen. Enfin, l’Union économique et monétaire (UEM) est lancée, et la Banque centrale européenne, qui émet l’euro, voit le jour en 1998.

9 L’Union européenne n’est donc pas une organisation internationale, comme le sont les Nations unies. Elle ne vise pas la coexistence pacifique ou la coopération ponctuelle dans l’ordre mondial d’États qui demeureraient par ailleurs pleinement souverains en leur territoire. Elle est le lieu de création, d’application et de défense d’un ordre juridique inédit qui s’impose à l’ordre interne des États membres pour, le cas échéant, s’y substituer. L’UE est ainsi un lieu permanent de compromis, une véritable construction dynamique, qui a de plus vocation à évoluer à mesure de ses élargissements successifs.

10 Dès 1973 en effet, ce projet politique sans équivalent intègre le Royaume-Uni, le Danemark et l’Irlande et ne cessera d’accueillir de nouveaux États pour compter en 2015 vingt-huit membres (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, la Lituanie, la Lettonie, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Slovaquie, la Slovénie et la Suède).

11 Le principe des institutions européennes est le partage de la souveraineté, mais ce partage est différencié selon les domaines. Dans certains domaines, les États sont pleinement souverains mais coopèrent ensemble (police, justice, politique étrangère, politique de défense). C’est l’« Europe intergouvernementale », où la règle de décision demeure l’unanimité. Dans d’autres, les États membres sont soumis à des règles communes et à des autorités indépendantes (politique fiscale, politique sociale, politique budgétaire, politique de la concurrence, politique industrielle). C’est l’« Europe communautaire », dont le principe de décision est la « méthode communautaire ». Enfin, c’est une véritable « Europe fédérale » qui régit les questions agricoles, commerciales et monétaires : les États membres obéissent alors, comme les régions d’un ensemble national, à un pouvoir central qui édicte la règle commune. Pour ce qui est des compétences partagées, c’est le principe de subsidiarité qui s’applique : n’est attribué à l’échelon européen que ce que les États membres feraient moins efficacement. L’intégration est particulièrement poussée pour les membres de la zone euro, qui forment désormais une solide majorité des États de l’Union européenne (depuis le 1er janvier 2015 et l’adhésion de la Lituanie, dix-neuf des vingt-huit États membres de l’Union européenne ont adopté l’euro, soit les deux tiers).

12 D’une logique de paix par l’échange, puis de marché reposant sur le droit, la construction européenne a évolué en près de soixante ans vers la création d’un nouveau régime politique cohérent et unifié ayant vocation à s’étendre en Europe, dans lequel certains pouvoirs sont européens et certains pouvoirs sont nationaux. Le résultat le plus précieux a été l’expansion d’un empire de la paix sur le continent (tableau 1).

Tableau 1

L’expansion démocratique européenne

Tableau 1
1972 2014 Droits politiques Libertés civiles Statut Droits politiques Libertés civiles Statut Bulgarie 7 7 Non libre 2 2 Part. libre Croatie…… 1 2 Libre Rép. tchèque…… 1 1 Libre Tchécoslovaquie 7 7 Non libre…… Allemagne…… 1 1 Libre RDA 7 7 Non libre…… Lettonie…… 1 1 Libre Estonie…… 1 1 Libre Lituanie…… 1 1 Libre Pologne 6 6 Non libre 1 1 Libre Portugal 5 6 Non libre 1 1 Libre Roumanie 7 6 Non libre 2 2 Libre Slovaquie…… 1 1 Libre Slovénie…… 1 1 Libre Espagne 5 6 Non libre 1 1 Libre Grèce 6 6 Non libre 1 2 Libre

L’expansion démocratique européenne

Lecture : l’indice Freedom House est formé à partir de deux séries principales de données : les enquêtes portant sur les droits politiques et celles relatives aux libertés civiles. Les droits politiques sont eux-mêmes évalués à partir d’un ensemble de variables : la perception subjective de la qualité du processus électoral, le pluralisme politique et la participation au (et le fonctionnement du) gouvernement. Les libertés civiles sont quant à elles mesurées à partir de l’estimation de la liberté d’expression et de croyance, des droits des associations et des organisations (entreprises et syndicats notamment), du respect de l’État de droit et enfin des droits individuels et de l’autonomie personnelle (la capacité d’influer sur sa propre existence). En agrégeant ces deux dimensions et en leur attribuant une valeur en fonction de la qualité perçue et déclarée par les citoyens, on obtient un score sur une échelle de 1 à 7 (du plus au moins libre). On subdivise alors l’échelle numérique en trois catégories : les pays considérés comme libres, ceux qui peuvent être dits non libres et enfin les pays qui ne sont que partiellement libres.
Source : Freedom House.

13 C’est ce qui a valu en 2012, à la surprise de beaucoup et la consternation de certains, le prix Nobel de la paix à l’Union européenne qui, selon le comité Nobel, a contribué « pendant plus de six décennies à l’avancement de la paix, de la réconciliation, de la démocratie et des droits de l’homme en Europe ». Il est en effet tout à fait clair que l’élargissement des années 1980 de la Communauté économique européenne vers l’Espagne, la Grèce et le Portugal et le grand élargissement à l’Est de 2004 et 2007 ont été décisifs dans la stabilisation démocratique de ces pays. Le résultat de cette démocratisation est que l’Europe est aujourd’hui le continent le plus démocratique au monde, avec près de 90 % de ses pays considérés comme tels, comparés à seulement 70 % dans les Amériques, 40 % en Asie, 20 % en Afrique subsaharienne et seulement 1 % au Moyen-Orient et en Afrique du Nord [Laurent et Le Cacheux, 2015].

L’approfondissement dans l’asymétrie, l’élargissement dans l’hétérogénéité

14 L’institution fondatrice de la construction européenne est le marché, qui a pour vocation de limiter le pouvoir des États membres pour garantir entre eux la paix tout en assurant la prospérité à leurs peuples. Mais le traité de Rome (1957) distingue bien deux projets d’unification : l’abolition des barrières douanières et l’établissement d’un tarif commun d’une part, et d’autre part l’objectif beaucoup plus ambitieux de réaliser à l’échelle européenne les « quatre libertés » de circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux. Alors que l’union douanière qui fait de la CEE une zone de libre-échange est une réalité dès 1970, il faut attendre le milieu des années 1980 pour qu’émerge une véritable stratégie de constitution du marché intérieur.

15 C’est par l’Acte unique européen, signé en février 1986, que les Douze fixent comme échéance pour la réalisation du marché intérieur le 31 décembre 1992. Le 1er janvier 1993, la construction européenne passe donc d’une logique de marché commun à une logique de marché unique, mais aussi d’une logique d’intégration négative (suppression des droits de douane) à une logique d’intégration positive (instauration des quatre libertés) en devenant, au moins sur le plan juridique, « un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée ». Un des instruments les plus novateurs utilisés au cours de cette période pour contourner l’obstacle de l’harmonisation des réglementations nationales est la « reconnaissance mutuelle » (principe posé par l’arrêt Cassis de Dijon du 20 février 1979) qui veut qu’un produit légalement fabriqué dans un État membre ne peut pas être interdit à la vente dans un autre État membre, même si les prescriptions techniques de l’État d’origine diffèrent de celles imposées à ses propres produits par l’État de destination. La reconnaissance mutuelle repose en quelque sorte sur la confiance réciproque entre États membres.

16 Quel bilan tirer aujourd’hui du marché unique ? Une part très importante de l’agenda de libéralisation des marchés prévu par l’Acte unique a été adoptée et les différents élargissements ont donné au marché unique encore plus de poids. Pour autant, une asymétrie s’est fait jour et s’est même renforcée au cours des deux dernières décennies entre marchés très intégrés et marchés très peu intégrés. Qui plus est, les politiques publiques ont rarement été intégrées à la hauteur des marchés.

17 Ainsi le marché du capital est-il à l’évidence le plus abouti des marchés européens. La libéralisation complète des mouvements de capitaux, la suppression du contrôle des changes et le lancement de la monnaie unique sur les marchés financiers (1999) puis dans l’ensemble de l’économie (2002) ont encore accéléré la fluidité du capital à l’échelle européenne. Pour autant, les politiques, notamment fiscales, sont restées gouvernées par la règle de l’unanimité. La concurrence fiscale qui en a résulté impose une contrainte puissante aux modèles sociaux nationaux (la baisse de l’imposition sur les sociétés et sur les hauts revenus a été en Europe plus importante que dans le reste du monde au cours des vingt-cinq dernières années).

18 Le marché des biens est lui aussi fortement intégré : les échanges extérieurs des États membres de l’UE sont aux deux tiers des échanges intra-UE et le marché unique européen représente aujourd’hui à lui seul environ un tiers de ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation (tableau 2).

Tableau 2

L’européanisation dans la mondialisation (2012)

Tableau 2
Valeur des exportations (en milliards de dollars) Part (en %) Amérique du Nord 3 035 16,9 Amérique du Sud et centrale 787 4,4 Europe 6 564 36,6 CEI 550 3,1 Afrique 580 3,2 Moyen-Orient 714 4,0 Asie 5 333 29,7 Monde 17 930 100

L’européanisation dans la mondialisation (2012)

Source : OMC.

19 Plus encore, le développement du marché unique, qui compte en 2015 près de 500 millions de consommateurs, a permis à l’Union européenne, première puissance économique mondiale, de devenir, devant les États-Unis, leader dans la production de normes et de standards (techniques, de sécurité, environnementaux). Cette situation fait du marché unique, dont les règles s’appliquent à un nombre croissant de pays hors de l’UE, une véritable politique étrangère européenne.

20 Le marché des services européens, qui constituent 70 % du PIB de l’Union européenne, mais représentent moins de 20 % des échanges, est en revanche loin d’être une réalité. La Commission européenne a d’ailleurs présenté en janvier 2004 un projet de directive (dite « directive services » ou « directive Bolkestein ») qui visait à éliminer les barrières aux échanges de services. Mais cette directive reposait sur le « principe d’origine », instituant une forme de reconnaissance mutuelle des systèmes sociaux : le prestataire de services était alors soumis à la loi du pays dans lequel il était établi et non à celle du pays où son service est fourni. Par un vote du Conseil du 26 mai 2006, le principe du « pays d’origine » a été supprimé et remplacé par une clause de libre circulation des services (les services publics et sociaux sont en outre exclus du champ de la directive). Depuis, le commerce de services a peu progressé.

21 Enfin, si la libre circulation des personnes dans l’Union a été grandement facilitée par l’accord de Schengen (1985) qui supprime les contrôles à la plupart des frontières intérieures, il est encore impossible de parler d’un marché du travail européen. En effet, à peine 2 % de la main-d’œuvre est mobile à l’échelle de l’Union et cette proportion est stable depuis trois décennies. Qui plus est, l’accord de Schengen, qui compte aujourd’hui vingt-six pays membres et concerne 420 millions de personnes, se voit remis en cause dans le cadre de la crise dite des « migrants » depuis l’été 2015.

22 Combinée à l’asymétrie dans l’intégration des politiques, l’asymétrie dans l’intégration des marchés européens est problématique (c’est cette double asymétrie qui explique par exemple le développement de la concurrence fiscale et ses effets néfastes sur les modèles sociaux nationaux). D’autant que la construction européenne, qui a connu pas moins de sept élargissements en soixante ans (tableau 3), rassemble désormais des pays très hétérogènes dans leur niveau de développement.

Tableau 3

De 9 à 28 en 40 ans

Tableau 3
1er élargissement (1973) Royaume-Uni, Irlande, Danemark 2e élargissement (1981) Grèce 3e élargissement (1986) Espagne, Portugal 4e élargissement (1995) Autriche, Suède, Finlande 5e et 6e élargissements (2004 et 2007) Chypre, République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Bulgarie, Roumanie 7e élargissement (2013) Croatie

De 9 à 28 en 40 ans

Source : Union européenne.

23 Le traité sur l’Union européenne (1992) dispose que tout État européen qui respecte « les principes de la liberté, de la démocratie, des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs aux États membres », peut demander à devenir membre de l’Union européenne. Les critères d’adhésion à l’Union (dits « de Copenhague », 1993) détaillent les obligations des pays candidats, sur le plan politique, économique et juridique.

24 Dès 1973, la CEE accueille avec l’Irlande un pays dont le niveau de développement est nettement plus faible que celui des pays membres (l’Irlande deviendra trois décennies plus tard le deuxième pays le plus riche de l’Union). Ce sera aussi le cas, dans les années 1980, de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce. L’effondrement final de l’Union soviétique conduit de 1990 à 1996 douze pays à déposer une demande d’entrée à l’Union européenne : Chypre, Estonie, Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovénie, Bulgarie, Lettonie, Lituanie, Malte, Roumanie, Slovaquie. Ils entreront finalement tous dans l’Union, en deux vagues successives, en 2004 et 2007 (la Croatie complétera la distribution européenne en 2013).

25 L’élargissement de 2004 (et dans une moindre mesure celui de 2007) est un succès pour les nouveaux États membres (NEM) et donc pour l’UE dans son ensemble. En rythme annuel, la croissance dans les NEM a été forte (de l’ordre de 5,6 % de 2004 à 2008), l’inflation a été divisée par deux (pour atteindre 4 % en moyenne en 2008), le commerce international s’est développé et le chômage a reculé (il n’était plus que de 7,6 % en 2007). Alors que le niveau de vie était de 40 % en moyenne par rapport aux pays de l’UE 15, il atteint 51,7 % en 2008, la Roumanie et la Bulgarie n’atteignant qu’un quart du niveau occidental, mais la République tchèque et la Slovénie ayant un écart plus faible que le Portugal vis-à-vis de l’UE 15. Les flux migratoires, sans être négligeables, n’ont pas atteint, loin s’en faut, les niveaux redoutés avant l’élargissement. Quelque 2 millions de citoyens est-européens (surtout bulgares et roumains) se sont établis à ce jour dans un pays de l’UE 15 (surtout au Royaume-Uni et en Espagne).

26 L’indéniable rattrapage économique de l’Est s’est cependant accompagné de la formation d’importants déséquilibres. D’abord au niveau intranational, où les disparités régionales se sont accrues de façon importante (surtout en Slovaquie). De plus, d’importants déficits de la balance courante se sont formés (qui atteignent 6 % en moyenne sur la période 2004-2008) et les secteurs de la construction et de la finance ont vu se former et grossir des bulles spéculatives nourries par d’importants flux d’investissements directs à l’étranger et de banques ouest-européennes (notamment autrichiennes, belges et suédoises). Depuis l’accélération de la crise financière à l’automne 2008, certains nouveaux États membres se sont ainsi retrouvés en grande difficulté du fait de leur dépendance aux flux commerciaux et financiers internationaux. La Hongrie et la Lettonie ont sollicité et obtenu un soutien financier important du FMI et de l’UE.

27 Par ailleurs, du fait des élargissements successifs, les modèles sociaux européens sont très disparates : le « modèle social européen » parfois vanté ou vilipendé dans les discours n’existe pas dans les faits, les « familles sociales » européennes se différencient nettement en termes de mode de financement, de prise de décision ou encore de logique assurantielle (on distingue ainsi, à partir de la partition classique entre modèles « bismarckiens » et modèles « beveridgiens », au moins quatre ou cinq types de régimes sociaux parmi les vingt-huit pays qui forment aujourd’hui l’Union européenne).

28 Enfin, si les disparités socioéconomiques ont tendance à graduellement se réduire entre les États membres, s’ajoute à cette dynamique de convergence internationale un mouvement de divergence intranationale par lequel les régions des différents pays européens se différencient nettement en termes de revenu par habitant. Selon Eurostat, au sein des régions dites « NUTS 2 » en 2011, le PIB par habitant exprimé en standard de pouvoir d’achat allait de 321 % de la moyenne de l’UE 28 dans l’Inner London à 29 % dans la région nord-est de la Roumanie, soit un facteur de 11 pour 1 (compte tenu des différences de niveaux de prix).

29 Le traité de Rome mentionne d’ailleurs dans son préambule la volonté des Six de « renforcer l’unité de leurs économies et d’en assurer le développement harmonieux, en réduisant l’écart entre les différentes régions et le retard des moins favorisées ». C’est pourquoi l’UE s’est dotée (à partir de 1988) d’outils de correction des inégalités spatiales, souvent pour lutter contre les effets de sa propre intégration économique. Le Fonds de cohésion et les fonds structurels servent ainsi à cofinancer dans les États membres des interventions régionalisées ou nationales. Mais cette solidarité budgétaire européenne est encore trop faible, comme l’illustre la modestie du budget européen (les régions qui bénéficient du Fonds de cohésion ont un PIB moyen par habitant inférieur à 75 % de la moyenne de l’UE 28. Au total, 76 régions NUTS 2 entraient dans cette catégorie en 2011).

30 En dépit du succès de 2004, l’élargissement de l’Union européenne paraît avoir atteint une limite, que certains illustrent par l’idée d’un épuisement de l’élargissement (enlargement fatigue en anglais). En mai 2006, Olli Rehn, commissaire en charge de l’élargissement, estimait que la « capacité d’absorption » de l’Union consistait à déterminer « si l’UE peut accepter de nouveaux membres et continuer à fonctionner efficacement ». Une nette majorité d’États membres s’opposent aujourd’hui à l’intégration de la Turquie dans l’UE, qui se verrait plutôt proposée un partenariat privilégié, contrairement aux engagements pris ces dernières décennies.

Quatre désintégrations européennes

31 Le projet économique européen, qui est le cœur et le moteur du projet européen tout entier, est aujourd’hui menacé de quatre désintégrations en partie déjà à l’œuvre.

32 La première désintégration concerne celle de la communauté des citoyens européens. Après six années de crise, les Européens ne sont pas devenus hostiles à l’Union européenne, mais ils ne sont pas satisfaits de ses performances économiques et ils sont inquiets pour leur avenir et celui de leurs enfants (tableau 4). La progression de mouvements extrémistes ouvertement hostiles à l’Union européenne un peu partout sur le continent, de la France à la Hongrie, est le symptôme le plus évident de cette désintégration politique.

Tableau 4

Une adhésion fragile à la construction européenne

Tableau 4
% d’opinions favorables en 2014 Opinion favorable de l’UE L’intégration économique européenne a renforcé l’économie La situation économique va s’améliorer au cours des douze prochains mois Les enfants auront une meilleure situation financière que leurs parents Pologne 72 53 16 34 Italie 64 11 23 15 Espagne 63 43 42 31 Allemagne 58 59 25 34 France 55 31 20 14 Royaume-Uni 51 49 38 25 Médiane 61 46 24 28

Une adhésion fragile à la construction européenne

Source : Pew Research Center [2015].

33 La deuxième désintégration, beaucoup moins sérieuse, a trait à la menace que le Royaume-Uni fait peser sur l’avenir de la construction européenne au cas où le gouvernement anglais déciderait de la tenue d’un référendum et que le peuple anglais déciderait de quitter l’Union européenne. Cette menace de désintégration nommée « Brexit » (contraction de « Britain exit ») apparaît plutôt comme un moyen de pression et de négociation, d’autant que le Royaume-Uni serait en proie à un risque de désintégration interne en cas de sortie de l’Union européenne du fait de la montée en puissance du souverainisme écossais (voir infra).

34 La troisième désintégration tient à l’avenir incertain de l’euro. Certes, le pire est passé, notamment grâce à l’intervention décisive de la Banque centrale européenne en juillet 2012 et au scénario certes chaotique mais finalement stabilisateur de l’été 2015, mais d’autres crises pourraient venir mettre à l’épreuve les trop faibles progrès accomplis par le gouvernement économique de l’Union monétaire.

35 Enfin, le risque de fragmentation territoriale apparaît très sérieux, compte tenu de la montée en puissance des régions et des métropoles européenne et de la vigueur de certaines revendications autonomistes comme en Catalogne ou dans le nord de l’Italie : il s’agit là du succès paradoxal du marché unique.

36 De ces quatre crises, la crise de la communauté des citoyens européens est assurément la plus sérieuse.

Conclusion : la paix, et d’abord au sein des nations européennes

37 En 2012, en attribuant le prix Nobel de la paix à l’Union européenne, le comité Nobel norvégien fit remarquer que, bien que « l’UE subisse de graves difficultés économiques et des troubles sociaux considérables, le comité Nobel souhaite mettre l’accent sur ce qu’il considère comme le résultat le plus important de l’UE : son rôle stabilisateur qui a contribué à transformer l’Europe d’un continent de guerre en un continent de paix ». Tel est, en effet, le bien commun le plus précieux que les Européens partagent, mais ce maintien de la paix suppose d’abord et surtout la paix sociale à l’intérieur des frontières des États membres. L’Union européenne doit s’inquiéter bien plus qu’elle ne le fait de la crise politique ouverte par une crise économique et sociale qui tarde beaucoup trop à finir.

Repères bibliographiques

  • Laurent E. et Le Cacheux J., Report on the State of the European Union. Is Europe Sustainable ?, Palgrave-MacMillan, Londres, 2015.
  • Pew Research Center, « Faith in European project, but… », juin 2015.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2016
Pour citer cet article
Laurent Éloi, « II. Une brève histoire de l’intégration économique européenne », dans : OFCE éd., L'économie européenne 2016. Paris, La Découverte, « Repères », 2016, p. 23-35. URL : https://www.cairn.info/l-economie-europeenne-2016--9782707188854-page-23.htm
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