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1Au début des années 1990, le modèle de la banque centrale indépendante et orientée vers la stabilité des prix était le modèle canonique proposé par les études théoriques et empiriques. La Bundesbank, en raison de ses réussites et de son influence, s’est imposée comme l’exemple naturel en termes de crédibilité et de fonctionnement vers lequel la Banque centrale européenne (BCE) devait tendre. Tout cela a concouru à ce que le traité de Maastricht promeuve ce fonctionnement ainsi que l’objectif de stabilité des prix et cela été repris dans le traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

2 Mais, depuis la crise des subprimes, nous assistons à l’élargissement des prérogatives et des objectifs des banques centrales en général et de la BCE en particulier. Ainsi, la BCE a pris en charge l’objectif de stabilité financière, a élargi la gamme de ses instruments et est maintenant responsable de la surveillance des banques dans le cadre de l’Union bancaire.

D’une politique monétaire tournée vers la stabilité des prix…

3 La BCE se surajoute aux banques centrales nationales qui, depuis la création de la zone euro, continuent de surveiller leur secteur bancaire national. Cette organisation porte le nom de Système européen de banques centrales (SEBC).

4 Les décisions de politique monétaire prises au sein du Conseil des gouverneurs correspondent au mandat assigné par les traités européens. Ce mandat est décrit dans l’article 127 du TFUE [1][1]L’article 127 du TFUE précise : « L’objectif principal du…. Il consacre un objectif prioritaire : le maintien de la stabilité des prix. La BCE se distingue d’autres grandes banques centrales en hiérarchisant ses objectifs, à la différence, par exemple, de la Réserve fédérale américaine qui met sur un même plan la stabilité des prix et le soutien de l’activité. Ce deuxième objectif est également assigné à la BCE, mais seulement s’il ne vient pas contrarier la stabilité des prix. De plus, la BCE doit mener à bien certaines missions fondamentales dont notamment la « promotion du bon fonctionnement des systèmes de paiement ».

5 Pour respecter son mandat, la BCE bénéficie d’une indépendance très forte. Derrière ce terme existe une pluralité de situations : l’indépendance opérationnelle, l’indépendance des dirigeants ou encore l’indépendance financière. En ce qui concerne la BCE, elle cumule l’ensemble de ces formes d’indépendance. Les dirigeants, bien que nommés par le pouvoir politique, le sont pour un mandat de huit ans, non renouvelable. Une fois en place, ils ne doivent « ni solliciter ni accepter » des instructions ou des recommandations venant d’une autre institution européenne ou d’un gouvernement. De plus, la règle de non-renflouement (no bail-out) interdit le financement des déficits publics. Pour autant, déléguer la responsabilité monétaire à une institution indépendante s’accompagne en général d’un contrôle démocratique. Or, de ce côté, les traités se sont montrés très conciliants avec la BCE qui n’est obligée de présenter qu’un rapport annuel au Conseil et au Parlement européen. Cependant, depuis le premier président de la BCE, Wim Duisenberg, un précédent a été établi et le président de la BCE se rend quatre fois par an devant le Parlement européen dans le cadre d’un dialogue monétaire.

6 Préalablement à sa prise en main de la politique monétaire unique européenne, la BCE a annoncé, en 1998, fonder sa stratégie sur trois éléments. Tout d’abord une définition opérationnelle de la stabilité des prix. Elle a alors décidé de cibler une inflation légèrement inférieure à 2 % calculée par l’intermédiaire de l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH). Pour atteindre ce but, deux piliers analytiques sont pris en compte : un premier pilier consiste à donner une valeur de référence à la croissance de la masse monétaire, tandis qu’un second pilier prend en compte plusieurs indicateurs des tensions inflationnistes (croissance du PIB, coûts salariaux, taux de change, tensions sur les capacités de production). La BCE a progressivement réévalué sa stratégie pour aboutir, en 2003, à une inversion de ces deux piliers, puis à leur fusion.

7 Les instruments qualifiés de « conventionnels » dont dispose la BCE sont avant tout constitués par les taux d’intérêt directeurs. Par leur intermédiaire, l’objectif est d’apporter des liquidités sur le marché interbancaire. C’est par ce canal du taux d’intérêt que la politique monétaire cherche à contrôler les taux du marché interbancaire et ainsi l’activité économique et, in fine, l’inflation. La BCE décide de trois taux d’intérêt directeurs. Il y a ainsi le taux des opérations de refinancement hebdomadaire. La BCE fournit chaque semaine des liquidités aux banques en échange de titres publics ou privés utilisés comme collatéraux. Par cette procédure, la BCE contrôle à la fois les quantités et le prix des liquidités qu’elle injecte dans le système interbancaire. De part et d’autre de ce taux existent les facilités permanentes. Celles-ci sont constituées par des crédits supplémentaires (qualifiés de marginaux) accordés aux banques et par la possibilité pour ces dernières de déposer auprès de la BCE leurs liquidités excédentaires et ainsi obtenir une rémunération. Afin d’éviter des dépôts trop importants, qui se substituent à l’activité de crédit des banques auprès de leurs clients, ainsi qu’à l’activité de marché (achats d’actions et obligations qui participent au financement des États et des entreprises), le taux de dépôt marginal est situé en deçà du taux principal de refinancement. Le taux de prêt marginal, à très court terme, est utilisé par les banques commerciales lorsqu’elles rencontrent un problème important et ponctuel de refinancement. Il s’agit d’un taux supérieur au taux des opérations de refinancement qui incite les banques à prévoir à l’avance, et pas au dernier moment, leurs besoins de refinancement. Ces instruments constituent les mesures de politiques monétaires conventionnelles. Le graphique 1 présente les évolutions de ces taux directeurs ainsi que du taux interbancaire à trois mois depuis la mise en place de la zone euro en 1999.

Graphique 1

Les outils conventionnels de la BCE

Graphique 1

Les outils conventionnels de la BCE

Source : Banque centrale européenne.

… à une politique monétaire intégrant la stabilité financière

8 Mais l’occurrence de deux crises à partir de 2007 va modifier la politique monétaire de la BCE et la contraindre à intégrer les questions liées à la stabilité financière [2][2]La stabilité financière est mentionnée dans les traités….

9 La première crise est une crise bancaire qui débute en août 2007. Ceci est illustré par le graphique 2 qui montre notamment l’évolution de l’écart de taux (le spread) sur le marché interbancaire entre le taux à trois mois (Euribor) et le taux à une semaine (OIS). L’accentuation de l’écart entre ces taux indique une augmentation de la prime de risque et donc une baisse de la confiance sur le marché interbancaire. Cela montre des dysfonctionnements sur ce marché et la montée de l’instabilité financière. Le spread Euribor-OIS croît considérablement à l’été 2007 (graphique 2) mais, de son côté, la BCE continue son cycle de montée des taux d’intérêt (graphique 1). Cela s’explique par le respect par la BCE du principe de séparation inspiré du principe de Tinbergen : à chaque objectif un outil spécifique. L’outil des taux d’intérêt est alors réservé à la stabilité des prix et l’objectif de stabilité financière est atteint par des interventions de marché qui apportent de la liquidité [Bordes et Clerc, 2010]. La BCE intervient alors en injectant 95 milliards d’euros supplémentaires. Elle accentue également ses opérations de refinancement à long terme (LTRO pour Long term refinancing operations). Ces diverses mesures permettent une stabilisation des taux sur le marché interbancaire jusqu’en septembre 2008.

Graphique 2

Spread d’intérêt du marché interbancaire (Euribor-OIS) et taux souverains vis-à-vis de l’Allemagne

Graphique 2

Spread d’intérêt du marché interbancaire (Euribor-OIS) et taux souverains vis-à-vis de l’Allemagne

Source : Datastream.

10 À la suite de la faillite de la banque Lehman Brothers, le 14 septembre 2008, d’importantes tensions sont apparues sur le marché interbancaire de part et d’autre de l’Atlantique. Le principe de séparation est rapidement remis en cause par la décision conjointe des grandes banques centrales d’abaisser leurs taux d’intérêt directeurs le 8 octobre 2008. Le but de cette baisse des taux est alors clairement d’enrayer l’instabilité financière qui atteint des niveaux records, comme en témoigne le spread Euribor-OIS sur le marché interbancaire européen (graphique 2). De plus, les banques centrales vont développer l’usage de leurs instruments non conventionnels. Les politiques non conventionnelles reposent explicitement sur la manipulation du bilan de la banque centrale, que ce soit la taille ou la structure, à des fins de politique monétaire. Nous pouvons distinguer les politiques dites d’assouplissement qualitatif (qualitative easing) ou d’assouplissement quantitatif (QE pour quantitative easing) [OFCE, 2014]. L’assouplissement qualitatif va modifier la structure du bilan de la banque centrale, généralement du côté de l’actif, mais sans en modifier la taille. Cela peut se faire par l’acquisition de titres plus risqués au détriment de titres moins risqués. La banque centrale atténue alors les risques auxquels sont exposées les institutions financières auprès desquelles elle a acquis ces titres. La BCE va ainsi, dès octobre 2008, baisser ses exigences au regard de la notation des actifs exigés en contre-partie de ses opérations de refinancement. De leur côté, les mesures d’assouplissement quantitatif correspondent stricto sensu à une augmentation de la taille du bilan de la banque centrale. Enfin, sont qualifiées d’assouplissement du crédit (credit easing) les mesures non conventionnelles qui reposent à la fois sur un assouplissement quantitatif et qualitatif.

11 D’octobre 2008 jusqu’en janvier 2015, la BCE a mené l’essentiel de ses interventions par l’intermédiaire de prêts « collatéralisés » au secteur bancaire. Cela se matérialise dans le graphique 3 par une hausse à l’actif du bilan de la BCE des opérations de politique monétaire. Elle a facilité les conditions d’octroi de liquidités afin de pallier les dysfonctionnements du marché interbancaire. Depuis octobre 2008, les appels d’offres des opérations de politique monétaire sont menés à taux fixe avec allocation intégrale des demandes de refinancement des banques. L’évolution de la taille du bilan a donc été intégralement dépendante de la demande de liquidités en provenance des banques commerciales.

Graphique 3

Composition de l’actif de la BCE

Graphique 3

Composition de l’actif de la BCE

Source : Banque centrale européenne.

12 À partir de fin 2009, une crise de la dette souveraine succède à la crise bancaire. Cela se matérialise par une différenciation accrue des taux d’intérêt à dix ans appliqués sur les obligations des pays membres de la zone euro (graphique 2). La Grèce et, dans une moindre mesure, l’Italie, l’Espagne, l’Irlande et le Portugal voient leur taux d’intérêt augmenter considérablement. La BCE va alors augmenter la fréquence de ses opérations de refinancement à trois mois (LTRO) et accroître leur maturité à un an, puis à trois ans dans le cadre de deux opérations menées en décembre 2011 et février 2012 (VLTRO pour Very long term refinancing operations).

13 Elle va aussi lancer des programmes d’achat de titres. Il s’agit par exemple du CBPP (Covered Bond Purchase Programme completed) ou du SMP (Securities Markets Programme) applicables sur des marchés spécifiques. Ces programmes furent toutefois limités en taille. En début d’année 2013, le cumul des achats d’obligations ne dépassaient pas 280 milliards d’euros, soit moins de 10 % du bilan de la BCE. L’objectif de ces diverses mesures consiste à sortir de la « trappe à liquidité », c’est-à-dire à restaurer l’efficacité de la transmission de la politique monétaire — cette efficacité est nulle en « trappe à liquidité » — et à dépasser la contrainte imposée par un niveau des taux directeurs proche de zéro. À ce niveau, il n’est plus possible de diminuer de nouveau le taux principal de refinancement et la BCE espère maintenir la stabilité financière via ses mesures non conventionnelles. Dans cette situation, la communication de la banque centrale s’avère cruciale [Svensson, 2003]. Le 26 juillet 2012, lors d’une conférence à Londres, Mario Draghi va insister sur le fait que la BCE compte faire « tout ce qu’il faudra » pour garantir la pérennité de la zone euro. Nous sommes alors au cœur de la crise des dettes souveraines et cette annonce permet de calmer les incertitudes relatives à l’action de la BCE et enclenche une baisse significative des taux des obligations souveraines (graphique 2). Cette annonce sera suivie de la mise en place de l’OMT (Outright Monetary Transactions), procédure par laquelle la BCE s’autorise à racheter de la dette publique des pays de la zone euro sur le marché secondaire. La BCE va aussi à partir de 2013 utiliser une forme de communication dite de forward guidance qui consiste à insister auprès des opérateurs de marché sur le fait que la banque centrale ne va pas remonter ses taux dans un avenir proche.

14 Les risques de déflation qui pèsent sur la zone euro se matérialisent à partir de 2013 (graphique 4) et vont ensuite forcer la BCE à aller plus loin dans l’utilisation des mesures non conventionnelles. L’annonce d’un programme de QE le 22 janvier 2015 représente alors une nouvelle orientation de la politique monétaire non conventionnelle de la BCE. Ce programme prévoit l’achat de titres adossés à des actifs (ABS pour assetbacked securities), titres souverains et titres émis par des agences supranationales, pour un montant de 60 milliards d’euros par mois de mars 2015 à septembre 2016. Ce programme poursuit les différents objectifs de relance de l’activité et donc de l’inflation mais aussi de stabilisation des tensions financières qui réapparaissent alors sur les marchés souverains (graphique 2).

Pourquoi la BCE se préoccupe de la stabilité financière

15 La politique monétaire se pratique à ce jour avec des taux d’intérêt presque constants et à des niveaux planchers. Elle passe par conséquent par des politiques non conventionnelles modifiant le bilan de la banque centrale. En plus de son objectif de stabilité des prix, la BCE recherche également la stabilité financière.

16 D’un point de vue économique, lutter contre l’instabilité financière s’avère judicieux puisqu’elle est extrêmement coûteuse en termes de performances économiques. Creel et al. [2015a] montrent ainsi que l’instabilité financière entraîne des effets négatifs sur les performances macroéconomiques des pays européens. Ceci est la conséquence notamment d’un développement excessif du secteur financier qui a contribué à un montant élevé de crédits rapporté au PIB. Les innovations financières sont insuffisamment ou mal réglementées et dégénèrent en bulles qui en explosant handicapent l’activité économique. L’instabilité financière étant coûteuse, il importe qu’une autorité économique tente de la prévenir. Historiquement, le rôle de réglementation, notamment du secteur bancaire, a longtemps été dévolu aux banques centrales [Goodhart, 2010] et ces dernières vont se le réapproprier lors de la crise.

Graphique 4

Indice des prix harmonisé à la consommation (IPCH), inflation sous-jacente (Core-CPI) et instabilité financière (CISS) dans la zone euro

Graphique 4

Indice des prix harmonisé à la consommation (IPCH), inflation sous-jacente (Core-CPI) et instabilité financière (CISS) dans la zone euro

Source : Banque centrale européenne.

17 Mais comment maintenir la stabilité financière ? Jusqu’à la crise s’était développée la conviction que stabilité des prix et stabilité financière étaient liées. Schwartz [1995] en tire ainsi la conclusion que maintenir la stabilité des prix permet de contenir l’instabilité financière. Une banque centrale qui rechercherait la stabilité des prix obtiendrait de facto la stabilité financière. Mais si ce lien se vérifie notamment en période d’hyperinflation, la grande modération, qui correspond à une période durant laquelle l’inflation est faible, perturbe, voire annule cette causalité. Ceci est notamment illustré par le graphique 4 qui met en parallèle une mesure de l’instabilité financière provenant de différents marchés [3][3]Le CISS est une agrégation d’indicateurs d’instabilité… (CISS pour Composite indicator of systemic stress) et deux mesures d’inflation (l’IPCH et l’inflation sousjacente). L’inflation sous-jacente ne prend pas en compte les prix les plus volatils comme les prix du pétrole. Nous pouvons constater qu’il est difficile d’établir visuellement un lien entre l’instabilité financière et les évolutions du niveau général des prix. Blot et al. [2015] examinent précisément cette relation entre stabilité des prix et stabilité financière aux États-Unis et dans la zone euro sur la période de grande modération. Ils parviennent à la conclusion que l’hypothèse défendue par Schwartz n’est pas vérifiée pour les périodes analysées. Cela indique très certainement que donner à la banque centrale un objectif en termes de stabilité financière doit passer par d’autres outils que ceux utilisés pour assurer la stabilité des prix. Ce constat est en accord avec le principe de Tinbergen.

18 Ces nouveaux outils sont généralement décrits comme faisant partie de la supervision bancaire et en particulier de la supervision macroprudentielle. La supervision macroprudentielle consiste à analyser les grandes tendances et les déséquilibres existants dans le système financier qui pourraient engendrer un risque d’ensemble pour ce secteur, qu’on qualifie de risque systémique. L’objectif de la régulation macroprudentielle est d’assurer la viabilité du système économique et financier dans son ensemble. Elle vise donc à détecter et à prévenir les risques systémiques en faisant par exemple varier les exigences en termes de capital des banques afin d’assurer leur solvabilité. La supervision microprudentielle quant à elle veille à assurer la sécurité des établissements individuels mais aussi à protéger les consommateurs.

19 La politique macroprudentielle s’appuie sur des instruments qui sont aussi utilisés à l’échelle d’un établissement de crédit, comme par exemple le rôle de prêteur en dernier ressort ou, dans le cas de la BCE, le dispositif ELA (Emergency liquidity assistance) qui consiste à apporter des liquidités en urgence aux établissement bancaires qui en ont besoin. En soit, tous les instruments utilisés par la politique macroprudentielle peuvent aussi et individuellement être considérés comme des outils micro-prudentiels. Les évolutions du crédit sont cruciales pour appréhender de potentielles occurrences d’instabilité financière pouvant produire un risque systémique [Creel et al., 2015b]. La réglementation bancaire, et particulièrement la réglementation macroprudentielle ne peuvent donc être disjointes de la politique monétaire qui, en modifiant les taux d’intérêt, influence également le crédit. Dès lors, il semble cohérent que la banque centrale intègre la politique prudentielle à son action [Beau et al., 2012] — ceci n’était pas le cas aux origines de la zone euro, la supervision bancaire relevant des autorités nationales compétentes. Toutefois, le législateur s’était laissé des marges de manœuvre pour déléguer ces compétences à la BCE [4][4]L’alinéa 6 de l’article 127 du TFUE précise : « Le Conseil,….

La nouvelle architecture financière de la zone euro

20 La crise bancaire et la crise des dettes souveraines (graphique 2) ont exacerbé les défauts de construction de la zone euro et ont mis en lumière le déséquilibre entre une politique monétaire centralisée et des politiques réglementaires et budgétaires décentralisées. Progressivement, et suivant les à-coups de la crise, l’architecture de supervision financière de la zone euro s’est réformée. Une première vague de réformes a consisté à mettre en place de nouvelles autorités de supervision. En septembre 2009, la Commission européenne propose de modifier le système préexistant en instaurant un Système européen de surveillance financière (ESFS pour European System of Financial Supervision). En janvier 2011 sont établis un Comité européen du risque systémique (ESRB pour European Systemic Risk Board) et trois autorités de supervision européennes (ESA). Ces dernières doivent coordonner les régulations des secteurs financiers nationaux au sein de l’Union européenne (UE). Ces autorités sont l’Autorité bancaire européenne (EBA), l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) et l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (EIOPA). Cependant, le principe de subsidiarité demeure et les compétences en matière de régulation restent nationales. Ce n’est qu’avec l’accentuation de la crise des dettes souveraines que les États membres de la zone euro, confrontés à la question de la survie de la zone euro, vont aller plus loin et créer l’Union bancaire qui entre en fonction le 4 novembre 2014.

21 L’Union bancaire propose une réglementation uniforme qui s’applique à tous les établissements bancaires de l’UE. Cette réglementation définit notamment les règles en matière de fonds propres ou en matière de protection des déposants. De plus, l’Union bancaire repose sur deux mécanismes. Le premier est constitué par un Mécanisme de supervision unique (MSU) qui place les établissements bancaires considérés comme systémiques de la zone euro et des pays qui le souhaitent sous la supervision de la BCE. À son lancement, 130 banques sont supervisées dans le cadre du MSU, les autres demeurant sous la supervision des autorités nationales en coordination avec la BCE. Dans le cadre d’un second mécanisme, et dans l’éventualité où la supervision serait prise en défaut, l’Union bancaire met également en place un Mécanisme de résolution unique (MRU) applicable en cas de défaillance bancaire. Dans ce cadre sont créés un fonds de résolution unique ainsi que les modalités d’utilisation de ce fonds et de gestion des faillites bancaires. En particulier, le principe de renflouement interne (bail-in) est préféré au renflouement externe, notamment par les pouvoirs publics (bail-out).

22 Il résulte de ces diverses réformes une architecture de régulation financière complexe qui entremêle des compétences nationales, des compétences propres à la zone euro et des compétences à l’échelle de l’UE. La juridiction des autorités de régulation bancaire s’étend ainsi à l’ensemble de l’UE, quand le Mécanisme unique de supervision bancaire se limite a priori à la zone euro. Quant aux autres établissements financiers comme les assurances, ils demeurent sous supervision nationale. Nous assistons donc à une architecture de la supervision financière qui centralise les pouvoirs dans le domaine bancaire et perpétue la segmentation dans les autres domaines. Ce qui implique, pour un fonctionnement efficace, une coordination accrue entre la BCE et les autorités nationales compétentes.

Les défis de la BCE

23 La BCE se voit donc confier de plus en plus de responsabilités, ce qui n’est pas sans poser de nouveaux défis à cette institution. Ainsi, nous pouvons tout d’abord rappeler qu’un conflit d’objectifs peut voir le jour si, par exemple, une hausse de l’inflation amenait la BCE à répondre par une hausse des taux d’intérêt qui engendrerait une fragilité financière accrue. Notons toutefois que si la Réserve fédérale américaine et la Banque d’Angleterre mettaient l’accent sur les complémentarités entre les politiques monétaires microprudentielles et macroprudentielles [Lastra et Goodhart, 2015], la BCE réitérerait la primauté de son mandat en termes d’inflation [5][5]L’article 25 du règlement instituant le MSU rappelle ainsi :….

24 De plus, la mise en œuvre de la politique monétaire est contrainte par le processus de fragmentation bancaire qui est à l’œuvre dans la zone euro. Ainsi, après une longue période de convergence des taux d’intérêt bancaires de la zone euro, signalant une intégration bancaire plus importante, la BCE fait désormais face à une phase de divergence de ces mêmes taux [Arnold et Van Ewijk, 2014]. Cela compromet à la fois une transmission homogène de la politique monétaire et la mise en place d’une réglementation macroprudentielle unique. L’instabilité financière provient souvent du développement excessivement rapide de certains marchés d’actifs encouragé par le secteur bancaire qui pâtit ensuite de l’explosion des bulles et transmet ce choc à l’ensemble de l’économie. Or, au sein de la zone euro, les marchés d’actifs, comme celui de l’immobilier, sont loin d’être homogènes. Ainsi, s’il se développe une politique macroprudentielle à l’échelle de la zone euro, il pourrait sembler cohérent que sa mise en œuvre soit réalisée en fonction de cette hétérogénéité et que soient distinguées les situations particulières liées à la nature des marchés d’actifs et à leur localisation.

25 De nombreuses questions légales se posent également au regard de ces nouvelles prérogatives. Le rôle d’acheteur en dernier ressort dans le cadre de l’OMT a été critiqué comme étant un financement illégal de pays membres de la zone euro. Cela a fait l’objet d’une plainte examinée par le Tribunal constitutionnel allemand qui a ensuite amené la Cour de justice de l’UE à prendre un arrêt qui ne déclare pas cette mesure illégale. Cette séquence illustre la surveillance dont fait l’objet la BCE et l’impossibilité pour elle, ainsi que cela est précisé dans les traités, de monétiser la dette publique. Cela a notamment été rappelé lors de la mise en place du QE de la BCE qui ne peut servir que dans une proportion de 33 % à racheter de la dette d’un émetteur en particulier. Ceci limite de facto son aide aux pays en difficulté et sa promesse de faire « tout ce qu’il faudra » pour assurer la pérennité de la zone euro. De même, dans le cadre de l’octroi de liquidité en urgence (ELA) à des institutions bancaires illiquides mais solvables, c’est aux banques centrales nationales de pourvoir les montants. Or il est démontré que ce rôle de prêteur en dernier ressort est central pour maintenir la stabilité financière et il semble très surprenant qu’il ne soit pas rempli par l’autorité en charge de la supervision de ces entités bancaires.

26 Enfin reste la question de la stabilisation macroéconomique et de la relance économique dans la zone euro qui permettrait d’atteindre la cible d’inflation. La BCE a déployé un arsenal de plus en plus étendu pour soutenir l’activité d’une zone euro au bord de la déflation et de l’explosion. Malgré cela, la zone euro se trouve toujours en « trappe à liquidité ». Les moyens pour en sortir sont nombreux, mais ils ne dépendent pas exclusivement de la politique monétaire [Svensson, 2003]. 1) L’ancrage des anticipations par l’annonce d’une période prolongée de taux d’intérêt bas ou d’une cible d’inflation plus élevée est essentiel. La BCE procède déjà à une communication de type forward guidance mais n’a pas encore réévalué sa cible d’inflation. 2) Utiliser la politique monétaire pour appuyer non plus uniquement sur les taux d’intérêt à court terme mais aussi sur des taux d’intérêt à long terme pourrait accroître la rentabilité des opportunités d’investissements et relancer l’activité économique. La BCE a ainsi multiplié l’utilisation des LTRO et des VLTRO et finance dans le cadre du QE des actifs à long terme. Ces mesures peuvent être renforcées. 3) Taxer la monnaie non utilisée par les banques commerciales est une autre solution. La BCE l’a fait en introduisant un taux d’intérêt négatif sur ses facilités de dépôts en juin 2014 (graphique 1). 4) Le canal du taux de change et une dépréciation de la monnaie pourraient permettre une relance des exportations des pays de la zone euro et donc de l’activité. La BCE en annonçant la mise en place d’un QE en décembre 2014 a engendré une dépréciation temporaire de l’euro. 5) Mais la dernière solution préconisée demeure hors de portée de la BCE : il s’agit de la relance budgétaire. Ceci indique que si la BCE n’a peut-être pas fait assez et pas assez rapidement, elle n’est pas non plus en mesure de parvenir à elle seule à relancer et à pérenniser la zone euro.

Notes

  • [1]
    L’article 127 du TFUE précise : « L’objectif principal du Système européen de banques centrales, ci-après dénommé "SEBC", est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union […]. »
  • [2]
    La stabilité financière est mentionnée dans les traités européens par l’intermédiaire de l’article 127 (5) du TFUE : « Le SEBC contribue à la bonne conduite des politiques menées par les autorités compétentes en ce qui concerne le contrôle prudentiel des établissements de crédit et la stabilité du système financier. »
  • [3]
    Le CISS est une agrégation d’indicateurs d’instabilité provenant de plusieurs marchés (marché monétaire, marché des actions, marché des obligations ou encore marché des changes).
  • [4]
    L’alinéa 6 de l’article 127 du TFUE précise : « Le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à une procédure législative spéciale, à l’unanimité, et après consultation du Parlement européen et de la Banque centrale européenne, peut confier à la Banque centrale européenne des missions spécifiques ayant trait aux politiques en matière de contrôle prudentiel des établissements de crédit et autres établissements financiers, à l’exception des entreprises d’assurances. »
  • [5]
    L’article 25 du règlement instituant le MSU rappelle ainsi : « La BCE s’acquitte des missions que lui confie le présent règlement sans préjudice de ses missions de politique monétaire et de toute autre mission et séparément de celles-ci. Les missions que le présent règlement confie à la BCE n’empiètent pas sur ses missions en rapport avec la politique monétaire et ne sont pas influencées par celles-ci. »

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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2016
Pour citer cet article
Labondance Fabien, « VI. La Banque centrale européenne et la stabilité financière », dans : OFCE éd., L'économie européenne 2016. Paris, La Découverte, « Repères », 2016, p. 76-90. URL : https://www.cairn.info/l-economie-europeenne-2016--9782707188854-page-76.htm
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