Forcer le destin - une sociologie de l'appariement contemporain à Pôle emploi
Abstract
Depuis l’émergence, dans la première moitié du XIXème siècle, d’une économie classique puis néo-classique privilégiant l’identification des conditions de réalisation de la loi de Say, nombre d’acteurs scientifiques, politiques ou économiques ont tâché d’appliquer ce modèle à la distribution des travailleurs et des postes de travail. Or, le développement d’infrastructures informatiques d’envergure à la fin du XXème siècle a largement contribué à leur résurgence. Désormais, la quasi-totalité des services publics de l’emploi européens disposent de moteurs de recherche qui permettent à partir d’une offre d’emploi de trouver des travailleurs compatibles, et, inversement, d’identifier des emplois disponibles à partir du dossier d’un chômeur ou d’une chômeuse. Si l’accès à ces moteurs de recherche a longtemps supposé l’intermédiaire d’un conseiller à l’emploi, ces outils sont aujourd’hui accessibles en ligne pour augmenter encore le caractère "automatique", "fluide" et "transparent" de l’appariement de la demande et de l’offre sur ce qui fait à présent figure de "marché d’emploi". Une telle situation pourrait laisser présager de l’effacement progressif des agents publics et, partant, de leurs institutions de rattachement, derrière une machinerie d’appariement à même de résorber automatiquement le chômage endémique. Les développements qui suivent montrent les contradictions sociales qui mettent une telle tentation cybernétique en échec.
Ce chapitre se concentre au contraire la somme de travail humain qui permet à l’appariement informatique de fonctionner dans les services publics d’emploi français et allemands. Pour exposer ce travail, ses enjeux et ses conséquences, nous prenons pour objet les conflits et les négociations qui rendent acceptables ou qu’imposent des mises en relation qui sont présentées par l’institution à son audience comme automatisées. Munis d’une telle focale, il apparaît alors que les instruments d’appariement ne fonctionnent pas de manière spontanée et déploient une certaine vision du monde. Ces instruments sont d’abord développés et construits en amont pour favoriser la fabrication d’une multiplicité de paires. Ils sont ensuite reproduits et maintenus au quotidien au cours d’interactions de guichet ou en back office, pour réaliser cette fluidité. À partir d’une étude ethnographique des pratiques de conseil aux chômeurs dans les agences d’emploi publiques en France et en Allemagne au XXIe siècle, nous montrons comment l’intervention d’agent mandatés par la puissance publique concourt à la stabilisation d’appariements, c’est-à-dire à la fabrication de paires mutuellement ajustées. La répartition des emploi, appréhendée comme un "marché" libre où offre et demande peuvent librement consentir un contrat, peut alors être présentée comme telle aux acteurs sociaux, malgré l’ensemble des obstacles à une telle conception.