Lectures du Procès des Juntes en Argentine : production intellectuelle, (re)productions mémorielles - Sciences Po Accéder directement au contenu
Article Dans Une Revue Cahiers Mémoire et Politique Année : 2014

Lectures du Procès des Juntes en Argentine : production intellectuelle, (re)productions mémorielles

Résumé

Le « mouvement des droits de l'Homme » surgi en Argentine pendant la dernière dictature (1976-1983) est sans doute un des phénomènes socio-politiques les plus commentés dans les travaux ayant trait à l'histoire contemporaine de ce pays. Quand on se penche sur la littérature locale de sciences sociales traitant de l'influence du mouvement des droits de l'Homme sur la « transition démocratique » argentine et, de manière plus générale, sur la culture politique de la période post-dictatoriale, on ne peut que remarquer l'importance accordée au Procès des Juntes qui se tient au long de l'année 1985. Le statut de cet événement sera ici partiellement remis en cause, à travers une analyse critique de la littérature académique qui lui est consacrée. Cet article s'inscrit dans le cadre d'une recherche pour laquelle nous avons été amené à consulter à la fois des textes scientifiques « de référence », publiés de la date du procès à nos jours, et des textes de nature plutôt archivistique, tels que des articles de la presse militante d'époque. Ce double corpus sera abordé via deux échantillons : d'un côté, les travaux de cinq auteurs universitaires et leurs sources ; de l'autre, les publications des réseaux éditoriaux proches de l'association Madres de Plaza de Mayo. Un des enjeux de ce papier, à travers le cas du Procès des Juntes, va alors être de déconstruire la double distinction entre source et référence, entre intervention politique et travail académique. Il s'agira de montrer, à travers l'analyse de données textuelles et para-textuelles, 1) les logiques qui permettent de reconnecter la pratique politique et la pratique scientifique au sein d'une configuration académique et éditoriale donnée, 2) l'importance à accorder aux modes de circulation de tous ces textes pour comprendre la mise en place d'une mémoire historique donnée. Au premier abord, le « mouvement des droits de l'Homme », la « transition démocratique » et la procédure judiciaire semblent être des processus convergents et complémentaires, témoins d'une culture politique nouvelle, promouvant le Droit plutôt que la force. Nombre des études portant sur le processus de « transition démocratique » en Argentine reposent en effet sur un découpage séquentiel identique. La dynamique transitionnelle serait enclenchée par un certain nombre d'associations de défense des droits de l'Homme qui se constituent en « mouvement des droits de l'Homme »1 (MDH), structuré autour de la défense du « droit à la vie » face à la répression criminelle des opposants par les militaires. Les revendications de ce mouvement sont généralement ramenées à une double demande de vérité (sur le sort réservé aux victimes, notamment les « disparus ») et de justice. À cette première séquence du processus transitionnel succéderait une période faste, marquée par le retour à un État de droit à la fin de l'année 1983, avec l'élection de Raúl Alfonsín à la Présidence de la République, sur un programme reprenant les revendications du « MDH ». Le point culminant de cette seconde période est incarné par le Procès des Juntes, dont les audiences publiques se tiennent du 22 avril au 9 décembre 1985, jour où la sentence est prononcée. Cette séquence où semble régner un consensus au sujet des droits de l'Homme entre le gouvernement et les mouvements sociaux qui s'en réclament, laisserait ensuite place à une période de reflux, au cours de laquelle les autorités, dans un contexte de tensions avec l'armée, choisiront de mettre un terme, par la voie législative, aux poursuites judiciaires contre les militaires. On distinguerait donc trois séquences : l'émergence contestataire d'une culture des droits grâce au « MDH » ; le « consensus alfonsiniste sur les droits de l'Homme »2, couronné par le Procès des Juntes ; puis le renoncement aux procès contre les militaires. À partir de cette périodisation, si on cherche à schématiser les interactions entre le « MDH », le gouvernement et l'instance judiciaire telles qu'elles sont présentées en général, on observe que : a) quand le gouvernement soutient la tenue de procès contre les militaires (1983-1985), le « MDH » le soutient ; b) quand le gouvernement agit en sens inverse (à partir de 1986), le « MDH » devient son opposant. La revendication de « Vérité et Justice » qui est au coeur du « MDH » pourrait donc être entendue comme une identification à l'instance judiciaire : la culture des droits militerait pour une culture judiciaire3, l'une et l'autre seraient indistinctes. Si tel est le cas, le noeud de ces interactions doit se situer dans le moment du procès, dans l'intervention de l'État à travers l'instance judiciaire : celle-ci serait la manifestation d'un équilibre idéal, d'une osmose des trois acteurs. Il s'agira ici de questionner cette évidence, pour faire apparaître les tensions qui précèdent le recul du gouvernement sur la question des droits de l'Homme. On se demandera donc dans quelle mesure la culture des droits véhiculée par le « MDH » se retrouve véritablement dans les procédures judiciaires telles qu'elles se sont déroulées. Le respect et la mise en application de la procédure pénale (qui renvoient à ce que nous résumons ici sous l'expression « culture judiciaire ») sont-ils vraiment la concrétisation des objectifs démocratiques du « MDH » ? Qu'est-ce qui permet d'expliquer que cette association problématique apparaisse comme une évidence dans la littérature ? On verra dans un premier temps comment le procès a pu être traité par un certain nombre d'auteurs comme un marqueur démocratique à caractère fondateur : le nouveau régime politique, dont les valeurs s'incarneraient dans une culture judiciaire, serait la consécration de la culture des droits diffusée par le « MDH ». Ce constat sera ensuite nuancé, en mettant en évidence certains des conflits qui ont entouré la tenue de ce procès, et en particulier les réactions négatives qu'il a pu susciter dans une partie du « MDH ». Ceci nous mènera à interroger le statut de la bibliographie « savante » qui domine le champ d'études sur le « MDH » en Argentine : courant d'opinion se perpétuant à travers une série de processus d'auto-citation, elle contribue à la circulation d'une mémoire que nous qualifierons de « procéduraliste ». Le procès : point culminant du processus de démocratisation ? Dans la bibliographie contemporaine sur la « transition démocratique », ce procès occupe une place de choix. Certains consacrent des ouvrages entiers à un de ses aspects, comme Claudia Feld qui étudie le traitement des images-vidéo des audiences4. D'autres, dans des travaux plus généraux, ne manquent pas de lui octroyer un traitement privilégié : Marcos Novaro, par exemple, réserve un des huit chapitres de sa somme d'histoire politique sur les années 1983-2001 au traitement de la seule année 1985, mettant en exergue le déroulement du procès au même titre que la politique économique, dans ce qui est présenté comme le dernier cycle à bilan positif du gouvernement d'Alfonsín5. Mais en dépit de ces occurrences multiples, la valeur du procès dans le processus transitionnel ne va pas de soi. En effet, si on ne fait que considérer la peine prononcée au terme des audiences, sa qualité de marqueur démocratique ne saute pas aux yeux. Sur les neuf dirigeants des trois premières Juntes qui sont jugés à cette occasion, seuls trois sont condamnés à des peines réellement lourdes compte tenu des faits qui leur sont reprochés (vol, enlèvement, torture et meurtre de centaines d'individus innocents). Quatre des accusés sont même blanchis, entre autres parce que la Cour ne reconnaît pas la responsabilité conjointe des différents corps d'armée dans l'organisation du plan répressif6. Les peines sont donc relativement modérées, surtout si on tient compte du fait que d'autres responsables de la répression, de moindre hiérarchie, subissent quelques mois plus tard des condamnations parfois plus lourdes au cours de procès qui ont lieu en parallèle7. Comment expliquer alors qu'on puisse octroyer une telle importance à ce procès, et considérer qu'il a malgré tout donné lieu à un châtiment « exemplaire »8 ?
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  • HAL Id : hal-02507458 , version 1

Citer

David Copello. Lectures du Procès des Juntes en Argentine : production intellectuelle, (re)productions mémorielles. Cahiers Mémoire et Politique, 2014. ⟨hal-02507458⟩
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