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Chapitre D'ouvrage Année : 2022

Un linguiste improvisé, une œuvre inachevée

Dominique Casajus

Résumé

Assassiné le 1er décembre 1916 alors qu’une insurrection de grande ampleur avait soulevé la majeure partie des populations du Sahara et du Sahel contre l’occupant français, Charles de Foucauld a inspiré dès avant sa mort les fabricants de littérature sulpicienne. Leur représentant le plus encombrant reste René Bazin, qui a publié en 1921 Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara, monument de componctueuse et fate médiocrité dont Louis Massignon devait écrire en 1959 : « Foucauld coule dans le gouffre de la bondieuserie S. Sulpice. […] Il y a des jours où je regrette de n’avoir pas été réquisitionner pour sa “Vie” Louis Bertrand au lieu du mélibéen René Bazin. […] Il nous aurait épargné les bonbons de candi bénit de la rue de Sèvres. » Le flot ne s’est jamais tari jusqu’à aujourd’hui, charriant année après année des ouvrages qui ont épaissi plutôt qu’éclairci l’énigme d’une âme qu’on devine hantée par la mélancolie, la haine de soi, l’intransigeance et une sombre démesure. On pouvait espérer que les choses changeraient une fois la béatification acquise, puisqu’il n’était dès lors plus besoin de défendre une cause désormais entendue (ou de l’attaquer : car il y eut aussi des procureurs, aussi peu respectueux des faits que les thuriféraires), mais il n’en a rien été. La célébration du centenaire de sa mort a même transformé le flot en un torrent où le mélibéen a voisiné avec le savonarolesque . Foucauld avait pourtant suscité quelques authentiques travaux d’historiens , qui depuis deux ou trois décennies ont répandu de lui une image plus complexe et plus humaine que l’icône assez plate accréditée jusque-là par les tâcherons de l’hagiographie. De portées et d’inspirations très diverses, tous ces travaux s’accordent au moins à reconnaître que, quels que soient par ailleurs ses titres à l’admiration et même à la ferveur, cet homme dont les travaux linguistiques sont utilisés aujourd’hui encore par tous les spécialistes aura été une figure majeure des études berbères. Il était pourtant loin d’imaginer, lorsque, le 13 janvier 1904, il quittait son ermitage de Béni-Abbès à la demande du colonel Laperrine, commandant supérieur du territoire des Oasis, pour se mettre en route vers le pays touareg, que, sitôt sa destination atteinte, l’essentiel de son temps de veille allait être consacré à une œuvre linguistique dont l’élaboration l’occuperait jusqu’à l’heure de sa mort. Cette œuvre ne se dessina que peu à peu, mais une lettre du 10 février 1914 à sa sœur Marie de Blic montre qu’il en possédait à cette date les grandes lignes et qu’il espérait l’achever avant la fin de 1918 « si, ajoutait-il, Dieu me prête vie, santé… » . C’était trop présumer de la bienveillance divine : l’œuvre est restée inachevée. Il avait cependant le sentiment, au soir du peu de vie qui lui avait été assigné, que l’essentiel était fait. Ainsi, dans une lettre du 5 décembre 1916, le capitaine commandant le peloton méhariste du Hoggar parlait à René Basset, le doyen de la faculté d’Alger, du « gros travail que le Révérend Père était sur le point d’achever » et ajoutait : « J’ai pu, au cours de mes nombreuses visites chez le Révérend Père consulter ses copies, et de son aveu lui-même, et, vous savez si ce vénérable ermite était modeste, il considérait son livre comme très complet. » Ce « livre » est très certainement l’ensemble formé par les manuscrits du Dictionnaire touareg-français et des Poésies touarègues, que René Basset et son fils André ont publiés poshumément . Le diaire de l’auteur nous apprend qu’il avait achevé la mise au net du premier le 24 juin 1915 et mis la dernière main au second le 28 novembre 1916 , soit trois jours avant sa mort. Si ce monumental ensemble suffit à donner une manière de complétude à son œuvre, la seule de ses tâches terrestres que la Providence lui ait permis d’achever, il n’est pas interdit d’évoquer ce qui restait encore à faire, c’est-à-dire, pour l’essentiel la Grammaire touarègue dont il prévoyait l’achèvement pour 1918. C’est ce qu’on compte faire dans la deuxième partie de cet article, après avoir retracé dans une première partie les circonstances au cours desquelles l’ermite de Tamanrasset est devenu le linguiste qu’il n’avait certainement pas prévu d’être.
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Dates et versions

hal-03689374 , version 1 (14-11-2022)

Identifiants

  • HAL Id : hal-03689374 , version 1

Citer

Dominique Casajus. Un linguiste improvisé, une œuvre inachevée. François Gaudin. Charles de Foucauld lexigographe et missionnaire, Presses universitaire de Rouen et du Havre, pp.31-65, 2022. ⟨hal-03689374⟩
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